Between stars and sea

SON OF ICE

Lumière. Sa cage thoracique déchire sa frêle poitrine, son fragile corps se déploie. Il pousse un cri. Isolé, strident. Puis un deuxième, plus long, comme un râle plaintif. Il s'époumone. Il a faim, froid.
Aksel vient de naître.
Autour de lui, un étrange paysage agresse sa rétine. Tout est clair. Trop clair. Gauchement, il agite frénétiquement ses membres et balade son regard neuf sur ce monde si vieux.
C'est là qu'il la voit, cette apparition angélique.
Des cheveux d'or encadrent des traits fins, à peine imprimés sur une peau pâle. Cette femme sourit. Derrière ce sourire, Aksel devine les vestiges d'une lancinante douleur, qui s'évapore. D'une main tremblante, la femme caresse le crâne d'Aksel. Craintif, la peur du nourisson s'évanouit tandis que se multiplient les caresses. Il se sent bien et se hasarde à sourire à son tour. Min kjære. Aksel ne comprend pas un mot, mais il sait que ces paroles sont tendres et sucrées. Min Aksel. La femme le regarde, elle le contemple comme le plus précieux des trésors. Elle voudrait que les secondes se dilatent, pour que ce moment ne soit pas éphémère. Pour qu'il devienne éternité. Aksel ressent les désirs de cette femme. Un lien invisible, impalpable, les unit.
Il aime cette femme.

Coucher de soleil. La lumière décline derrière les montages et perle sur le lac de Stryn. Elle habille les hauts conifères d'une robe doré. Malgré l'éclatant halo doré, l'air est frais. L'air est toujours frais au nord de Bergen.
Aksel a huit ans.
Tous les jours, il va à l'école. Il adore passer ses journées à apprendre tout sur n'importe quoi. La curiosité agite ses cellules grises. Des heures durant, il cogite, songe, imagine et assaille son institutrice de précises questions aux réponses évasives.
Aksel se demande pourquoi les grandes personnes ignorent tant de choses alors qu'elles vivent depuis si longtemps ; pourquoi elles restreignent leur périmètre de connaissances à un domaine, à une spécificité ; et pourquoi elles occupent leurs journée à une seule, unique et maussade activité. Le garçon trouve ça triste. Plus tard, il n'aura pas de limites, pas d'enclos. Il sera aventurier, explorateur, scientifique, historien, inventeur d'histoire, conteur, musicien ; il soignera les plantes et les animaux ; il voyagera vers des terres luxuriantes, incroyables, et arpentera milles contrées, des espaces désolés aux verdoyantes forêts. Oui, il accomplira tout ça, et même plus. Son institutrice a tord, lorsqu'elle affirme que cela est impossible, et que dans la vie, il faut se résoudre à choisir.
Choisir. Aksel n'aime pas ce mot, il lui déclenche une vilaine sensation, assez désagréable, au niveau du dos. Oui, c'est vrai, tous les autres aiment choisir. Pas lui. Quand, pendant la récréation, il voit s'amuser ses camarades, Aksel les entend s'attribuer un personnage ou un rôle. « Je suis un pirate », disent certains. « Et moi, Zorro ! » déclarent d'autres. Une chose est certaine, si Aksel était invité à jouer, il n'endosserait aucun rôle. Ou peut-être, serait-il une chimère, un mélange de toutes les particules de l'univers. Ah oui, ça ça lui plairait !
Les autres disent qu'Aksel est un étrange garçon.
Ils ont sans doute raison. Aksel est solitaire, malgré lui. Ses camarades le fuient comme la peste, l'institutrice le fixe souvent d'un regard en biais, et les grandes personnes le considèrent généralement d'une moue perplexe.
Aksel déroute.
Alors le soir, il quitte la route. Il n'emprunte pas le chemin que suivent les autres écoliers, sur lequel s'accumulent bonbons, chansons et rires. Il suit plutôt un petit sentier, un peu effacé, où règnent le silence et la quiétude, où rôde parfois la Peur, mais sur lequel, il lui suffit de lever le regard pour apercevoir l'immense voûte céleste, coruscante et infinie, dans laquelle se fréquentent les astres, les comètes et les étoiles.
Ce sentier le conduit jusqu'à son refuge, la maison familiale perchée sur un roc sombre, dominante, au-dessus de l'étendue plane du lac apaisé. Là, Askel s'assoit, à la frontière entre la terre et l'eau. Il laisse alors le puits d'Urd lécher ses pieds, et perd son regard dans l'horizon. Il contemple ce décor dans son écrin d'été vieillissant, d'automne conquérant, d'hiver sempiternel, de timide printemps. Il regarde croître et décroître la nature, et il attend.
Il espère.
Il patiente et guette.
Oui, depuis un an, Aksel guette le retour de son père. Il surveille le lointain, et la mer, à des kilomètres de lui. Il aimerait qu'elle lui rende celui qu'elle a dévoré. Que peut-elle bien faire d'un papa ? Aksel se le demande. Elle n'en a pas besoin, contrairement à lui. Sans Vetle, le garçon se sent démembré, vidé d'une moitié de sa substance. C'est pour ça qu'il continue d'attendre.
Lorsqu'il est las de cette veille interminable, il prend la main de sa mère. Tiril l'embrasse d'un tendre regard, le même qui éclairait son visage d'ange, quand Aksel est venu au monde. Le temps n'a aucune emprise sur Tiril. Elle est une sorte de constante, si stable, si lumineuse, dans un univers en perpétuel mouvement. Elle procure à Aksel ce vital regain de confiance et d'espérance. Rien ne peut l'atteindre, tant que sa maman est à ses côtés.
Seulement, après plusieurs minutes, Tiril se penche vers lui et lui murmure, en un souffle, qu'il ne doit plus attendre. Qu'ainsi se termine sa garde. Que son papa est loin désormais. Qu'il gravite dans les cieux et qu'il les veille sur eux, quelque part, entre les étoiles et la mer.

Levé du jour. Aksel a seize ans. Il est brillant, curieux de tout, promis à un avenir flamboyant. C'est ce que disent ses professeurs. Le monde est à la portée de ses doigts, il peut s'en saisir d'un simple geste, le conquérir, le façonner pour donner corps et matière à tous les rêves fantasques d'un enfant trop éveillé. Pour le jeune homme, ce sont des belles paroles. Car, les seuls flammes qu'il entrevoit sont celles qui dévorent son cœur et sa chair.
Il se consume. Comme un foyer ardent.
Il se sent comme une demeure décrépie, jetée au néant et absorbée dans un gigantesque brasier opaque. Sa charpente brûle et s'effondre, devant l'impuissante empathie d'une lumière céleste qui s'époumone pour apaiser l'incendie.
Tiril est désarmée. Elle regrette d'avoir dit la vérité à son fils, mais elle ne supportait plus d'être prisonnière de ce mensonge. La vérité la démangeait, elle pensait qu'Aksel était prêt à l'accueillir.
Belle erreur.
À l'instant où elle a prononcé ces mots, percutants comme un glas, Tiril a vu la vie déserter le visage de son fils et ses prunelles s'éteindre pour se rallumer la seconde suivante, sous les traits de deux inconnues. Alimentées par un puissant combustible, visqueux agglomérat d'incompréhension, de rage, de tristesse, de déception, de peur, de désillusion.
La voie est close. Tiril le ressent dans ses entrailles. Il n'y a plus d'échappatoire pour son Aksel. Il va s'envoler, elle le sait. Elle ne pourra pas le retenir. Il va prendre le premier bateau pour l'Écosse. Fendre les flots et le ciel pour retrouver Vetle et cette sirène à la chevelure de feu qui lui a arraché son père. À son tour, il l'arrachera à cette femme. Il l'arrachera peut-être même à la vie.
Tiril est effrayée. Aksel n'est que douceur, mais sa souffrance est vive. Il va embrasser le sang et le large, elle le sait.


BOY OF RAIN

Aube sombre. Aksel quitte le chalutier. Au-dessus de lui, des mouettes poisseuses semblent rire de ce simulacre de garçon, embarqué dans un pays dans lequel il détonne.
Ce départ, Aksel ne le désirait pas. Il aurait préféré s'enterrer en Norvège, demeurer auprès de sa mère, bercé dans les bras des montagnes et du lac de Stryn, et devenir Homme sous le pâle halo des matins scandinaves.
Mais ce départ, Aksel en avait besoin. Pour trouver des réponses à l'abandon de son père. Pour comprendre pourquoi Vetle avait choisi une femme plutôt que les siens. Plutôt que son fils. Sans ça, le jeune homme stagnerait. Il ne pourrait se construire, ni aller de l'avant. Il se retrouverait piégé dans cette maudite année 1972, dans cette pitoyable identité d'orphelin, dans ce dévorant sentiment annihilateur qui le rend si malheureux.
Un besoin vital.
Ce jour-là, à Aberdeen, il pleut. D'épais nuages cotonneux déversent leurs larmes. Aksel aussi a envie de pleurer.
Pour ne pas songer à cette épine qui roule dans la gorge, il perd son regard dans le paysage. La ville est si bruyante, si vivante. Éclatante de lumières et de musiques inconnues au norvégien.
C'est un choc. Esthétique. Culturel.
Aksel se sent agressé par cette effervescence. Les guitares martèlent son crâne. Les flashs décapent sa rétine. Il déglutit.
Aksel est perdu.

Jour gris. Comme le jour où Aksel a compris son échec. Pas de Vetle à l'horizon. Pas même un écho dans le lointain. Pourtant, Aksel tend l'oreille. Il espère entendre les mélodies effacées des berceuses scandinaves qu'on lui murmurait lorsqu'il parlait à peine. Ses souvenirs sont douloureux, surtout lorsqu'ils dessinent l'angélique silhouette de Tiril. Mais ils se dissipent dans les vestiges fragmentés de sa mémoire. Aksel les a enfermé. Aksel retient son passé comme son avenir. Il gravite dans un présent duquel il ne parvient à s'extraire.
Il a vingt ans.
Depuis plus d'un automne, il a quitté la piste qui devait le conduire à son père. L'usure de la défaite. Aksel a oublié la raison de son arrivée en Écosse. Ses motivations. Son besoin d'avancer, d'arpenter le monde et de repousser ses frontières. Comme une larve, il se terre. Il a peur.
Il a entendu parlé de cette île, loin de tout. Le meilleur endroit pour fuir. Pour se fuir. Une matinée orageuse, il a sauté une nouvelle fois dans un rafiot mal assuré. Il est parti en emportant avec lui un unique sac, qui ne contenait que cinq objets. Sa boussole, son long manteau, une fleur séchées des montagnes. Et puis, son vinyl des Who et son exemplaire du Seigneur des Anneaux, deux stigmates de son acclimatation, deux objets insignifiants, qui lui ont pourtant tenu compagnie les soirs de grisailles.
Aksel perd son éclat.
Mais dans son esprit désolé, une néon clignote encore. Au fond de lui, cette ardente volonté de s'aventurer sur d'autres routes le démange. Le soir venu, il s'allonge sous les étoiles, près de la jetée, et repense à ses espoirs d'enfant, délavés par sa réalité.
Sur cette île, sur sa terre d'exil, il se sent prisonnier d'une malédiction. Un peu comme s'il devait relever un défi ou s'affranchir d'une épreuve, avant de pouvoir poursuivre sa traversée.
Chaque jour, Aksel travaille dur auprès d'Alistair, le vieil antiquaire. Il sait qu'on lui en demande trop pour pas assez, mais Aksel reste silencieux.
Ce job lui plaît.
Il se perd dans un monde factice, douce illusion qui lui évite de songer à son propre sort. Caitriona, la fille d'Alistair, est de charmante compagnie. Son sourire est candide et ses yeux cristallins. Elle voit qu'Aksel dérive. Alors elle lui tend une main salvatrice. Elle l'entraîne dans son univers complètement psyché. Au milieu de formes rondes, floues, fugace.
Aksel est enfant unique. Mais dans son esprit, sa sœur porte les traits de Caitriona.

Nuit noire. Les yeux d'Aksel ne parviennent à percer les ténèbres. Son palpitant ne fonctionne plus. Les mots de la tante Ingrid impriment son crâne.
Tiril est morte.
Morte, putain.
Aksel n'a pas pu lui dire au revoir. Il aurait pu retourner à Stryn après sa déroute. Mais les flocons givrés de la Scandinavie le faisaient frissonner. Leur pureté ne dissimule que maladroitement l'obscurité qui les accompagnent. Leur uppercut aurait été trop puissant pour l'esprit branlant et ébranlé du jeune homme. Alors il était resté sur la grève de Keening Island. Trempé par l'écume de ses jours et les larmes assassines de ses remords.
Aksel est un gâchis.
Il erre entre les roches, les arbres et les maisons, le corps au bord du rivage, prêt à basculer au moindre instant dans les profondeurs abyssales. À la boutique, Alistair continue d'exploiter son talent en oubliant de le féliciter. L'air devient suffocant, sous le plafond trop bas du magasin exigu. Ce n'est pas la faute de cette épaisse poussière qui s'accumule sur les objets esseulés. C'est le souffle perfide de Caitriona qui cause tous ces maux.
Elle a changé. Elle est parti pour revenir sous une autre apparence. Enfin, sa peau est la même, mais son esprit s'est voilé. Hostile à Aksel. Hostile à l'univers.
Aksel est piégé dans un bourbier.
Parfois, il regrette sa lâcheté. Son inaction. Il pourrait accomplir tellement plus. L'ennui c'est qu'il se cherche encore. Il doute, il lutte, il espère et il soupire. Il sait que son avenir est quelque part, entre la mer et les étoiles.