PREND L'ENFER DE MON CORPS (scylla)

Ses poumons hurlent de l'oxygène. Mais elle, elle reste profondément ancrée dans l'eau gelée de la rosée matinale. Elle attend. Les yeux fermés, elle attend le point de non retour, celui qui fait valser ses souvenirs, révulser ses yeux, et qui la ramène dans son passé. Elle sait qu'elle n'est pas loin, qu'elle se sent s'évanouir, mais elle reste bloquée sous l'eau pour se souvenir. Elle, la vagabonde, l'oubliée qui s'efforce d'être celle qu'elle a toujours voulue. Tant de fois, pourtant, elle sent la réalité l'attrapée, la prendre au cou, la torturer, l'empêcher de lutter. Mais elle combat, elle résiste. Pourtant, dans ses rares moments de solitudes, elle oublie qu'elle est Leviathan, la seule et unique, Leviathan, la puissance incarnée, celle qui amasse tellement de blé que ses poches pourraient explosées, celle qui tire les ficelles de ses fidèles, telle la doyenne d'une secte, elle est là, au dessus de leurs têtes, elle voit tout, comprend tout, entend tout. Parfois elle s'imagine avec une vie différente, une seule et même personne.

Juste Scylla.

"Scylla". La voix éraillée de son père lui revient en tête. Juste un murmure qui s'échappe un peu plus à chaque fois qu'elle pense à lui. Elle ne le voit plus aussi nettement à cause des années effritées, elle l'imagine maintenant plus qu'une véritable identité, elle l'embellie, sûrement, l'imaginant les yeux océan, les cheveux tirant vers un blond champ de blé, mais elle revoit parfaitement, l'usure du temps sur son visage, la douleur de la perte de sa femme, disparue à jamais dans les folklores de Keening Island, silencieusement enlevée et trop peu recherchée. Trop peu, et dans ses entrailles, Scylla, elle sent encore cette chose se réveiller, comme si tout ne lui était pas clairement expliquée, comme si on lui avait toujours menti, comme si elle n'était que l'ombre de son passé.

Elle idéalise aussi la femme qui lui a donné la vie, elle croit la revoir avec une longue chevelure argenté, la peau typée, le visage grave, et les rares sourires qui lui auraient été arrachés, puissants et bouleversants pour les heureux qui les auraient aperçus.

Elle part trop vite, trop loin et elle n'a pas le choix de remonter à la surface. Tout est calme autour d'elle, le seul bruit des craquements des bois l'entourent mais elle ne s'en inquiète plus. La forêt, la mer, c'est sa nature, sa vie habituelle, elle, l'enfant sauvage, vivant au tréfonds de la Nature.

Elle remonte sur son bateau, glisse son corps complètement dénudé dans un joli kimono brodé et relève ses cheveux avant de rentrer se cacher. Elle se terre dans sa hutte, casanière, fuyant le monde extérieur, tout en ne pouvant s'empêcher d'y être de plus en plus attirée. Elle le cherche, elle le rêve, l'imagine plus beau qu'il ne l'est vraiment, elle qui, plus jeune, ne remarquait pas la crasse dont il en ressortait, mais elle s'en aperçoit bien sûr, elle voit la pourriture du monde autour d'elle et elle comprend au fur et à mesure des années, qu'il n'y a qu'elle, et qu'elle seule pour se sauver des autres.

Un second craquement attire son attention et tout son corps se tend. Par dessus tout, elle craint qu'on découvre son Eldorado, qu'on lui retire son bateau si protecteur envers elle, qu'on lui enlève ce qui fait d'elle ce qu'elle est. Scylla.

Hystérique qu'on lui prend son précieux chez soi, elle récupère l'arme qu'elle a toujours gardé près d'elle, un joyau d'Eden qu'elle convoitait depuis longtemps, récupéré lors d'un des nombreux raids. Elle sort précipitamment, le corps protégé par son simple tissu de soie, pointe son arme vers la clairière qui lui fait face. Elle respire un instant plus calmement, sentant son cœur qui tangue dans sa poitrine, qui lui refuse de se calmer et le léger tremblement de ses doigts à raison d'elle. Tout est pourtant si calme.

Elle est fragile, elle est poupée de porcelaine, brisée aux premières années de sa vie, arrachée à sa mère si rapidement, laissée à l'abandon par son père, lui aussi disparu dès qu'elle fut suffisamment autonome. La petite sauvage, la petite guerrière.

Un nouveau craquement. Une ombre qui bouge à nouveau et qui s'approche encore un peu plus près. La respiration qui se coupe nette. L'attente, l'adrénaline qui s'intensifie.

Et le silence.

Rien que du silence.